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Nouvelle médiévale

Bleuette Diot

 

L’ermite et le Chevalier 

 

Si cette histoire n’était pas qu’une simple légende, elle aurait pu se dérouler en ces temps reculés où les pèlerins se rendaient régulièrement en Terre Sainte pour racheter leurs fautes afin de gagner le paradis.

 

Au royaume de France, un noble seigneur vivait sur son fief en toute insouciance. Entouré de ses gens et de ses chiens, Enguerrand menait en son château une vie aussi oisive qu’égoïste. En bon épicurien, il aimait festoyer et chasser. Et s’il ne commettait aucun crime, s’il ne faisait jamais le mal pour le mal, son cœur n’était pas charitable pour autant. Les vilains qui besognaient sur ses terres le craignaient, mais ils ne le respectaient pas. Son entourage disait de lui que c’était un homme indifférent au malheur d’autrui. On le savait vaniteux et narcissique. Aussi Enguerrand s’attirait-il les foudres de son confesseur plus souvent qu’à son tour.

Le pécheur craignait néanmoins pour sa vie éternelle. Un beau jour, en entendant parler des pélerins, qui s’en revenaient de Jérusalem, l’idée lui vint de se croiser et de partir en Terre Sainte. Lui aussi irait délivrer le tombeau du Christ. Après tout, quel meilleur moyen de racheter ses fautes que de combattre l’infidèle l’épée à la main ? se disait-il avec le secret espoir d’échapper aux flammes de l’enfer.

Enguerrand traversa donc la Méditerranée et s’installa à l’abri des murs d’Antioche. Un matin tandis qu’il chevauchait seul le long d’un oued sous un soleil accablant, il avisa un ermite accroupi au bord de l’eau. Le vieil homme était venu près du ruisseau soulager sa soif et abreuver sa chèvre. Le chevalier avait immobilisé sa monture à l’ombre de quelques dattiers rabougris. Avisant au loin un nuage de poussière sur l’horizon, Enguerrand se dressa sur ses étriers. Un petit groupe de cavaliers approchait, cimeterre au poing. Les Sarrazins eurent tôt fait d’encercler les deux étrangers, tournoyant autour d’eux comme des guêpes agacées par l’orage. Si ce manège ne semblait pas émouvoir le vieil ermite, le seigneur franc quant à lui sentit une vague de peur le gagner. Il mit aussitôt pied à terre, brandissant sa lourde épée à deux mains.

L’affrontement fit rage. Les coups assénés de part et d’autre pleuvaient sans trêve. Harcelé de tous côtés, Enguerrand rompait avec une vivacité déconcertante. Il feintait habilement, attaquait par surprise. La sueur ruisselait sur les visages tendus et grimaçants. Après avoir occis un de ses agresseurs du tranchant aiguisé de sa doloire, le croisé prit rapidement l’avantage. Face à ce lion déchaîné, les Sarrazins finirent par battre en retraite.

 

Après avoir essuyé sa lame maculée de sang dans le sable, le croisé s’approcha du vieil homme. Ce dernier avait assisté à la scène sans broncher.

— Je suis assoiffé. Donne-moi un peu d’eau ! ordonna Enguerrand.

Un vague sourire flotta sur les lèvres de l’ascète quand ce dernier tendit une écuelle vide au chevalier. Enguerrand fronça les sourcils d’un air offusqué.

— Je ne suis pas un manant. J’ai l’habitude d’être servi. Je ne m’abaisserai jamais à puiser de l’eau comme un vulgaire domestique, siffla-t-il entre ses dents.

— Qu’à cela ne tienne, seigneur, je te servirai donc, s’excusa l’ermite, en allant emplir le récipient dans l’onde du ruisseau.

Le vieil homme donna l’écuelle pleine au chevalier franc qui s’en empara sans un mot de remerciement. Mais Enguerrand ne l’eut pas sitôt en main que l’eau s’évapora en un clin d’œil.

Empourpré de colère, le chevalier planta un regard mauvais dans celui du vieillard.

— Pourquoi me joues-tu ce vilain tour, sorcier ? gronda-t-il en jetant au loin le bol en bois.

— Si tu veux aller au paradis, seigneur, tu n’auras qu’une chose à faire. Une seule : emplir d’eau ce récipient.

Sur ces mots, l’anachorète et sa chèvre disparurent comme un mirage balayé par le vent du désert. Abasourdi, persuadé d’avoir affaire à un démon, Enguerrand s’agenouilla pour prier Dieu de lui venir en aide. Après quoi, il s’empressa de retourner chercher l’écuelle. Il la plongea aussitôt dans l’oued afin de la remplir. Hélas le liquide s’assécha immédiatement dès qu’Enguerrand sortit le bol du courant.

— Cette coupe est maudite ! hurla-t-il, habité de terreur mystique.  

 

 

 

De nombreuses années passèrent. Enguerrand avait beaucoup vieilli. Il avait parcouru le monde entier, obsédé à l’idée de réussir à emplir d’eau l’écuelle de l’ermite. Il en allait non seulement de sa fierté mais de son salut éternel !

Ni le froid ni la faim ni la maladie, qui l’affaiblissait de jour en jour, ne le firent renoncer à son entêtement. Ses vêtements n’étaient plus que d’informes oripeaux. La vermine lui rongeait la peau. Mais il avait si peur de voir son âme condamnée à l’enfer qu’il s’acharnait encore et encore. Il n’était pas une mare, pas un cours d’eau, pas un océan, où le malheureux n’eût tenté sa chance. En vain car le récipient maudit demeurait désespérément vide.

Un matin alors que le vertige du tombeau le gagnait, Enguerrand comprit que sa fin était proche. À bout de force, il ne put se lever. Perdu au sein d’une forêt immense au nord de l’Europe, pour la première fois de sa vie, il se sentit petit et vulnérable. Il n’était plus le puissant seigneur de jadis, mais un homme humble aux prises avec sa conscience. Ô combien il regrettait soudain de s’être montré aussi orgueilleux ! Fortuné comme il l’était, il aurait pu faire le bien autour de lui plutôt que de perdre son existence à courir après des chimères. Des larmes de désespoir et de repentir se mirent à ruisseler le long de ses joues blêmes avant de couler dans la coupe que l’agonisant tenait serrée contre lui.

Alors le miracle qu’Enguerrand attendait depuis si longtemps s’opéra enfin. Comme par magie, l’écuelle déborda d’une eau claire et pure que le chevalier errant porta à ses lèvres fissurées en sanglotant de plus belle.

À cet instant précis, l’ermite se matérialisa et l’enveloppa dans ses bras avec affection.

— Tu en as mis du temps à comprendre que seule ton arrogance t’empêchait de mener à bien la tâche que je t’ai donnée, murmura le vieil homme du désert sur un ton plein de compassion.

 

Enguerrand s’éveilla en sursaut. Il ne se souvenait même pas s’être assoupi. En ouvrant les yeux, il ne vit d’abord que l’immensité du ciel bleu éployé au-dessus de lui. Puis très vite, il embrassa le paysage. Les maigres dattiers frissonnaient au souffle du vent. L’oued serpentait entre les rochers rouges du désert. Le chevalier se redressa d’un bond en apercevant son destrier près de lui. Enguerrand courut se regarder dans l’onde placide du ruisseau. Son cœur se mit à battre à tout rompre quand il vit son visage toujours aussi resplendissant de jeunesse. Non rien n’avait changé comme si le temps avait suspendu sa course par enchantement.

Rien n’avait changé ou presque… Car Enguerrand retint la leçon. Il retourna au royaume des lys quelques mois plus tard et s’employa à faire la charité sa vie durant. Il se montra d’un tempérament si généreux que, longtemps après sa mort, on se souvint de lui comme d’un saint homme.

Cette histoire n’est qu’un conte bien sûr. Mais si vous prêtez bien l’oreille, il n’est pas dit qu’un soir vous n’entendiez le pas lourd et triste d’un chevalier errant à la recherche de son salut…

 

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